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Agathe Verschaffel :  « Ceci n’est pas une photo »

Galerie IMAGES DE FER 13 rue de Seine - 2 décembre 2010 – 29 janvier 2011

 

 

 

Dire de la peinture d’Agathe Verschaffel  qu’elle se construit dans la lignée de l’hyperréalisme n’est en rien la circonscrire à un cadre étroit. Ses peintures font partie des œuvres fortement sui generis. L’usage de la photographie,  constituant l’un des trois grands traits qui inscrivent cette peinture, avec ses caractéristiques si singulières, dans la constellation hyperréaliste; les deux autres étant l’extrême précision du rendu, et le choix calculé de l’infidélité à tels éléments livrés par la photo, par suppression ou déformation, lorsque la toile le requiert.

Agathe Verschaffel est une jeune femme dont les référents dans le réel ne sont pas des façades de palais princiers, d’églises baroques, de panoramas de la Tamise à Londres, du Grand Canal à Venise, de la Place Royale de Varsovie ou de cette cité vue de l’extérieur, comme en ont peint un Canaletto, un Bellotto, hyperréalistes de leur temps, mais des sites, des friches et des machines industriels, à Calais, aujourd’hui. Ceux de notre « paysage technologique »  (J.G. Ballard).

          

 

"Usine Boulard" est une série qui témoigne de l’architecture de cette ancienne bâtisse, jadis usine à dentelle du même nom. Grands pans de murs géométriques, en briques, avec tuyaux très apparents, aux baies vitrées brisées. En détail, au premier plan, un réverbère, luminaire à sphère mi-métallique mi- de verre. Le choix des tonalités, en hommage à la photographie en noir et blanc, est en correspondance directe avec le type d’émotions à susciter.

 

"Méca Leavers", est une série constituée de portions, en très gros plans, de machines à tisser, à dentelles, métiers Leavers et Jacquard. De cet emboîtement de pièces, de cet engrènement de roues dentées, de ces assemblages fragmentaires de ressorts, pistons, bras articulés, rails, manettes, il est impossible d’évaluer la taille exacte, dans l’ensemble effectif. Le bleu acier, le gris métallique se composent avec l’ocre de tel ressort, de telle roue, le brun de tel cylindre, le saumon d’un dessous de pièce. Allure parfois de marbrures. En sourd une atmosphère à demi fantastique.

 

"Grues portuaires" (grues géantes du port de Calais)   est la  série la plus monumentale, et la plus impressionnante. Contrastes acérés. Ils augmentent d’autant les étonnantes perspectives, la plupart en contre-plongée. Compositions qui évoquent la montée vers un pont de tanker, structures légèrement inclinées, treuil avec ses poulies et le garde-fou de passerelle  tendant parfois, de sa lourde pesée vers l’abstraction pure ; effet typique, parfois de l’hyperréalisme selon tel cadrage.

 

 

Agathe Verschaffel peint d’après les photographies qu’elle prend. Elle n’utilise pas d’épiscope, comme faisaient les praticiens de la Figuration Narrative : elle reporte proportionnellement sur la toile les portions de ses photos telle une épure. Par rapport à la photo, la peinture est pour elle un accroisseur, une augmentatrice d’émotion : déclaration remarquable, si l’on songe que, selon une opinion commune, l’hyperréalisme se fixe pour dessein d’atteindre, en prenant la photographie pour modèle, à quelque impersonnalité glacée, à quelque scientifique détachement.   Egalement, la photo sera pour Agathe Verschaffel un obstacle et une épreuve choisis- à vaincre. La victoire s’obtiendra par la main, au moyen de ce « beau métier » dont Lévi-Strauss sur la fin de sa vie lamentait la disparition. Soulignons  à ce propos qu’Agathe Verschaffel est une artiste quasi-autodidacte : n’ayant fréquenté qu’épisodiquement les Beaux-arts de Calais.

La peinture d’Agathe Verschaffel est une peinture essentiellement puissante. Une des caractéristiques de l’œuvre de premier ordre tient pour moi à ce qu’elle vous saisit d’emblée. Il existe, on ne saurait en disconvenir, des tableaux, des romans, des musiques, des films même dont le pouvoir est d’insinuation ; parfois longue. Je puis assurément en goûter le charme. J’avoue cependant préférer ceux qui vous convainquent, et d’un même mouvement vous emportent. Rien en cela de purement viscéral ; la réflexion, en tel ou tel registre, ne s’éteint nullement. Prenons cette phrase initiale de la "Nouvelle histoire de Mouchette" de Bernanos, avec sa surprenante conjonction initiale (j’offre cet incipit à Agathe Verschaffel, qui est née et travaille dans le pays qui forme le cadre de ce roman) : « Mais déjà le grand vent noir qui vient de l’ouest éparpille les voix dans la nuit » : aussitôt, pour mon oreille et mon œil internes, un monde est là, qui me prend. Une autre caractéristique de l’œuvre accomplie doit être, en quelque proportion qu’on le puisse vouloir, sa capacité de défamiliarisation, non la danse des voiles, mais le tombement de ceux-ci, leur chute réalisée. Alors c’est un objet décrassé, irréductible qui se tient face à nous. Fait décisif, cette vision à neuf, insoupçonnée, peut aller de pair avec un affect de l’ordre de la fascination. Et c’est bien ce que m’inspirent les séries d’Agathe Verschaffel. Taine, on s’en souvient, tenait (à tort) la perception pour une « hallucination vraie ». Jean Clair, traitant de l’hyperréalisme, a parlé de « simulacre hallucinant du réel » : nous sommes au plus proche de ce que je voudrais énoncer. Dans "Pour un nouveau roman" , Robbe-Grillet écrit que le monde, celui des objets qui nous entourent, tant nos artefacts que les productions et processus de la nature, «  n’est ni signifiant, ni absurde.  Il "est", tout simplement. C’est là, en tout cas, ce qu’il a de plus remarquable. Et soudain cette évidence nous frappe avec une force contre laquelle nous ne pouvons rien. (…) Autours de nous, défiant la meute de nos adjectifs animistes ou ménagers, les choses "sont" là. Leur surface est nette et lisse, intacte, sans éclat louche ni transparence ». L’insistance qu’a toujours mise Robbe-Grillet sur l’"être-là" des choses, m’a dès longtemps convaincu.  Et les objets d’Agathe Verschaffel (peu importent leurs altérations, leur usure, leurrs bris, éloignés du lisse et de l’intact postulé par Robbe-Grillet), ses objets sont "là", intensément. Robbe-Grillet, encore, observe, à propos de Kafka, ce phénomène, a priori non prévisible ni nécessaire,  qui fait que « rien n’est plus fantastique, en définitive, que la précision. » Certes, la littérature, bien davantage que la peinture selon Vinci, est-elle "cosa mentale" : il s’agit d’une précision et d’un fantastique intérieurs, fabriqués par l’imaginaire, au fur et à mesure de la lecture ; alors que la toile est là tout entière à l’instant devant nous. Les deux catégories d’images du monde baignent pourtant chacune dans leur sidérante minutie ; celle, ici, d’Agathe Verschaffel. Je ne suis pas dans l’esprit de celle-ci, ni ne puis y entrer ; mais je demeure à peu près certain qu’elle ne croit pas plus que Robbe-Grillet à un cœur mystérieux des choses, qu’elle ne s’interroge pas, avec Lamartine, si les objets inanimés ont une âme. « Sunt lacrimae rerum » écrivait bellement Virgile, « il y a des larmes dans les choses ».  Perception ou projection naturelles à un poète lyrique, mais guère à une vision hyperréaliste. Les façades de l’usine Boulart ne pleurent pas. Agathe Verschaffel s’attriste de leur abandon, et, le dénonçant, entend traduire cet attristement (célébrant la beauté d’un patrimoine qui prend allure de rebut ; Démarche hautement légitime) par les moyens durables de l'art. Il me plaît par ailleurs que ces architectures, citadines ou portuaires, soient vides de tout élément humain : toute silhouette d’homme, de femme, d’enfant les eût fait basculer dans une dimension autrement moindre, les plus fugitives apparussent-elles. Quant aux portions de machines, imaginez quelque main sur elles…. Un grand prosateur, poète notable, merveilleux descripteur de paysages et de peintures, qui avait reçu une formation de dessinateur et de graveur, Théophile Gautier, eut l’imprudence un jour de cette formule : qu’il était « quelqu’un pour qui le monde extérieur existe ». (Peut-être réagissait-il contre une rêverie romantique complaisante et convenue). En foi de quoi, des générations de dévots de l’Expansion de l’Ame et des Souffles de l’Esprit, sans compter les nombrilistes fervents, et ceux qui ressentent que l’univers culmine à l’intérieur d’eux-mêmes, le décrétèrent une nature bornée et le plus superficiel des êtres.

 

Agathe Verschaffel est quelqu’un pour qui le monde extérieur existe et le donne à contempler avec une force et un raffinement peu communs ; de quoi je la loue, et l’envie.

 

Hugues Gerhards, Paris, janvier 2011.

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